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- Site actualisé le : 25 Juillet 2013 |
Collo, par Jean Marie Déguignet, 1862.
Extrait des Manuscrits (1862 / 1864)
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C'était la deuxième fois que j'avais l'honneur d'embarquer à Marseille . Nous fûmes conduits à Stora, alors le port de Philippeville où nous eûmes bien des misères à débarquer car le temps était mauvais. De Stora, nous allâmes à Philippeville où il y avait deux bataillons de notre régiment. L’autre bataillon, le troisième était disséminé entre Djidgilli et Collo . Ce fut dans ce dernier, que je fus mis et encore dans la deuxième compagnie qui se trouvait justement à Collo.
Il me fallut donc reprendre encore le bateau pour aller rejoindre ma compa-gnie. Nous étions six, désignés pour la deuxième du trois, mais aucun de mes camarades de route ne se trouva avec moi. En arrivant à Collo, toute la compagnie vint nous chercher au port, capitaine en tête, car dans ce coin isolé, c'était [un] événement quand le courrier s'y arrêtait pour débarquer quelqu'un ou quelque chose. Le capitaine de cette compagnie était un vieux à barbe grise, qui portait le nom du plus célèbre charlatan qu'il y eût alors en France, peut-être dans le monde entier, l'illustrissime Mangin .
Ce capitaine n'était pas charlatan comme son homonyme, mais il aurait pu l'ac-compagner car c'était un musicien, un violoniste mélomane. N'ayant rien à faire dans ce trou, il passait son temps à racler les cordes de son violon. Le lieutenant faisait de la pathologie et étudiait l'anatomie du cheval car il avait demandé à entrer dans la gendarmerie. Le sous-lieutenant était un ancien sergent-major passé officier après la cam-pagne de Chine, à dix huit ans de service, aussi ignorant que mon sous-lieutenant du 26e, mais moins faquin, moins pitre et moins mé-chant à cause de son âge avancé sans doute.
Le sergent-major était un pauvre bougre déjà à moitié tué par le climat [mot non lu], qui ne convenait pas à sa faible constitution. En fait, personne dans cette compagnie ne paraissait s'occuper de nous, je n'en fus pas fâché pour ma part, car, de cette façon personne ne s'était aperçu que j'avais été sous-officier.
N'ayant rien à faire là, j'allais me promener dans les environs, au bord de la mer où l'on voyait encore quelques ruines romaines, comme on en voit partout en Afrique. Souvent je m'arrêtais à considé-rer le grand pic , semblable à un volcan dont les pieds s'étendent sur deux cotés, jusqu'à la mer, car Collo se trouve sur un promontoire très étroit.
Les Arabes disaient que tous ceux qui montaient au sommet de ce pic y restaient, ils étaient dévorés par une bête monstrueuse qui ne quittait jamais ce sommet. Plusieurs fois, j'avais manifesté le désir d'y monter, mais les camarades disaient que c'était bien dangereux. D'abord il était presque impossible d'arriver jusqu'au pied du pic à cause des précipices et [d’]une broussaille inextricable, et plus impos-sible encore probablement de monter au sommet, qui semblait uni comme un pain de sucre. Et puis qui sait [mot non lu], que cette bête monstrueuse dont parlent les Arabes n'existe pas là haut. « Oh, dis-je, pour les bêtes monstrueuses, fabuleuses ou mythologiques, celles-là ne me font pas peur. Des bêtes naturelles, il ne [doit] pas y avoir non plus ». Un jour, je demandai qui est-ce qui voulait venir avec moi jusque là-haut. Mais personne ne voulut. Alors je partis seul avec mon fusil, de l'eau-de-vie dans mon bidon, une petite gamelle, du sucre et du café dans ma besace. Un Arabe parlant un peu le français m'avait déjà indiqué par où je pourrais facilement atteindre le pied du pain de sucre, mais après il me dit que je ferais bien de ne pas aller plus loin. Je pensai : « je verrai quand je serai là ».
J'atteignis donc facilement le pied du pain. Là, je m'arrête à considérer cette masse énorme qui d’en bas paraissait si petite. Après m'être reposé un ins-tant, car je suais, je cherchai par où commencer l'ascension. J'avais mis mon fusil en bandoulière afin d'avoir les deux mains libres pour m'accrocher aux rochers, puis me voilà allant à droite, revenir à gau-che, tournant de ci, de là, montant toujours cependant. Et au bout d'un quart d'heure à peu près, j'arrivai au sommet qui était assez large pour y bâtir un château. Je ne vis point de bête fantastique ni autres, mais il faisait joliment froid. Ayant ramassé du bois mort au pied du pain, que j'avais mis dans ma besace, je m'empressai d'allumer du feu dans un trou de rocher sur lequel je mis la gamelle dans laquelle je jetai pêle-mêle l'eau-de-vie avec de l'eau, sucre et café et quand tout fut chaud, je l'avalai tel et me mis en devoir de descendre car je sentais le froid me saisir. Quand je fus au pied, je restai là un moment fumer ma cigarette. Je fus de retour au camp à l'heure de la soupe. Alors tout le monde me demandait ce que j'avais vu là-haut. Ils savaient que j'avais été au sommet puisqu'ils avaient vu la fumée de mon feu. En ce mo-ment là, les Arabes, me disaient-[ils], poussèrent des cris de terreur, voyant la fumée sur ce sommet où aucun être humain ne pouvait aller.
J'aurai pu certes, à l'exemple de tant de farceurs, menteurs et impos-teurs, raconter bien des choses incroyables à tous ces gens puisque je venais d'un endroit d'où selon les Arabes personne n'était jamais re-venu, et un endroit fabuleux, mais je n'ai jamais pu raconter les cho-ses que telles que je les ai vues. N'ayant rien vu là haut que des ro-chers nus, je ne pouvais pas dire que j'avais vu autre chose, seulement ils firent les étonnés quand je disais qu'il y faisait joliment froid. J'au-rais pu leur en donner l'explication scientifique de ce phénomène météorologique comme j'en avais déjà donné là-bas sur les Apennins et sur le Mont-Cenis, mais je connaissais trop bien l'inutilité et même le danger de parler science à des ignorants.
Nous allions aussi quelquefois la nuit à la chasse aux sangliers dans une forêt appelée la forêt des singes , mais dans laquelle vivaient tous les fauves de l'Afrique depuis le roi le lion, jusqu'au chacal. Les officiers nous permettaient cette chasse car ils en profitaient large-ment en prenant toujours les meilleurs morceaux. Une nuit nous étions allés une demi douzaine. Mais à peine étions-nous mis à l'affût au bord d'une clairière où les sangliers avaient l'habitude de venir manger des oignons sauvages, qu'un formidable rugissement de lion se fit entendre non loin de nous. Aussitôt la panique saisit mes cama-rades qui se mirent à détaler à toutes jambes. Je partis aussi, mais mes camarades étaient déjà loin. Je marchais lentement en regardant tout autour de moi. Tout à coup, j'aperçois à dix mètres sur ma gauche les deux yeux comme deux chandelles du roi de la forêt. L'animal m'avait vu et s'était arrêté. Moi je ne m'arrêtai pas, je continuai à marcher lentement les yeux fixés sur la bête, tenant mon fusil des deux mains, prêt à faire feu et à croiser la baïonnette en cas d'attaque. Mais je ne voulais pas attaquer. J'avais entendu dire que le lion ne faisait jamais de mal à l'homme, à moins que celui-ci ne l'attaque le premier. Lors-que je fus à quelque distance, je vis l'animal continuer son chemin majestueusement à pas lents, en battant ses flancs de sa longue queue, ce qui voulait dire : « ne me cherche pas noise, si tu veux mon petit bonhomme, autrement je te croque ». Je pensai pourtant alors à ce fameux Gérard , le tueur de lions qui allait tout seul à la chasse de ces terribles fauves. Il en avait tué beaucoup, mais il finit par en être vic-time tout de même.
J'arrivai au camp longtemps après les autres. Ceux-ci croyaient que j'étais dévoré. Quand je leur avais conté l'aventure, quelques uns dirent que je devais être réellement un ensorceleur, et ils promirent de ne plus aller à la chasse aux sangliers.
A la pointe de Collo, il y avait un phare, j'y allais souvent faire des promenades. Il y avait là, comme gardien, un vieux marin décoré. Je causais souvent avec lui, car il avait fait aussi la Campagne de Cri-mée. Un jour, il me demanda si je voulais donner quelques leçons à sa fillette car lui ne savait ni lire, ni écrire et sa femme n'avait pas le temps où plutôt ne voulait pas s'occuper de ces soins ennuyeux. Je répondis au vieux marin que je viendrais volontiers donner quelques leçons à sa fillette mais que pour cela il me faudrait la permission du capitaine. « Oh trôun de ler ! dit-il, des permissions vous en aurez autant que vous voudrez, votre capitaine et moi nous sommes des grands amis, nous sommes du même pays.
« - Et puis vous savez, dit-il, je suis le maire de Collo, moi » .
Il commanda à sa femme qui était son secrétaire de me donner un billet pour le capitaine Mangin. Celui-ci, après avoir lu le billet, me dit que je pouvais aller au phare quand je voudrais, y rester autant que je voudrais, en un mot j'étais complètement libre.
Me voilà maître d'école, mais un pauvre maître car je n'avais aucune autorité sur mon élève, qui était très capricieuse et voulait faire à sa tête. Elle aimait mieux chanter et danser que de faire de la grammaire et de l'arithmétique ; ou, quand elle voyait un navire passer au loin, à prendre la grande lunette d'approche pour y dévisager les passagers qui s'y trouvaient. La mère du reste, qui connaissait sa fille, avait une bonne philosophie à son égard. Elle veut apprendre à chanter et à danser, qu'elle apprenne. On ne peut pas forcer les gens à apprendre ce qu'ils ne veulent pas. De même, quand elle saura danser et chanter, elle pourra un jour peut-être chanter et danser devant son buffet quand celui ci serait vide. Puis la mère se remettait à lire ses romans d'Alexandre Dumas et d'Eugène Sue, romans dont elle raffo-lait. Le vieux marin passait son temps à défricher du terrain pour faire un jardin qu'il pouvait faire aussi grand qu'il voudrait, le terrain ne manquant pas. J'allais aussi piocher avec lui, ce qui me convenait beaucoup mieux que le métier de précepteur.
Il y avait avec lui un journalier arabe qui parlait assez bien le français. Avec celui-là si le temps l'eut permis, j'aurais bien vite appris l'arabe, plus vite que mon élève aurait appris la grammaire française, d'autant plus facilement que l'accent arabe est le même que l'accent breton et que tous les mots de cette langue ont les mêmes terminaisons que les mots bretons.
Mais, en revenant du phare, je trouvai un autre maître d'école assis sur l'herbe, celui-ci et ses élèves assis en rond autour de lui en tailleur breton. Ces élèves tenaient leurs cahiers sur les genoux sur lesquels ils écrivaient de droite à gauche sous la dictée du maître, en faisant craquer leurs plumes de roseaux. C'était l'école arabe, école de hameau sans doute, mais que j'estimais faite dans de meilleurs condi-tions que toutes nos écoles de français et autres. Car ce maître faisait son école partout, au soleil quand il faisait froid, à l'ombre quand il faisait trop chaud, au bord de la mer, dans le bois, sur le gazon et sur les rochers c'est-à-dire en liberté et en présence de la nature. Tandis que nos écoliers à nous sont renfermés, hiver comme été, dans des trous étroits, entourés de murailles où ils ne voient rien et n'apprennent rien que des mots et des phrases, aux moyens desquels ils de-viennent bacheliers, imbéciles et inutiles, nuisibles à eux-mêmes et plus encore à la société. Ce n'est pas en renfermant les oiseaux en cage qu'on leur apprend à voler et à se pourvoir de nourriture.
Et comme pour se moquer du public, on appelle chez nous écoles libres celles qui sont les mieux fermées et qui ont les plus hautes murailles. Décréter l'instruction obligatoire dans ces conditions, comme on veut le faire aujourd'hui, c'est décréter la misère obligatoire pour beaucoup de malheureux ou le charlatanisme et le mensonge obligatoires pour beaucoup d'autres.
Mais bientôt nous reçûmes l'ordre de quitter notre trop paisible garnison de Collo. Nous allâmes à Constantine.