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- Site actualisé le : 25 Juillet 2013 |
Parmi les regroupements de population que la France a créés au cours de la guerre qui a conduit à l’indépendance de l’Algérie, le camp de Bessombourg, aujourd’hui Zitouna, fait partie des rares qui sont connus en France. Il le doit à Pierre Macaigne, envoyé spécial du Figaro, qui l’a visité au début de l’été 1959. L’article qu’il lui a consacré le 22 juillet de cette année-là témoigne d’une situation déplorable et de la presse qui l’a dénoncée. Que sait-on cependant de ce camp et de tous les autres dont il est un des symboles ? Que sait-on de son histoire, de son devenir, des hommes et des femmes, Algériens et Français, qui, pendant plusieurs années, au milieu de la tragédie, s’y sont côtoyés, bon gré mal gré, et qui, pour le meilleur et le pire, se souviennent les uns des autres ? Telles sont les questions que je me pose, à quarante ans de distance, et auxquelles je voudrais ouvrir un espace. Je n’ai d’autre titre à cela que d’avoir été impliqué dans les regroupements de population et chargé de créer le camp d’Aïn Zida, au pied du Sidi Achour, à dix kilomètres de Bessombourg.
Je suis arrivé à Collo le 12 septembre 1959, avec le grade d’aspirant. J’ai été affecté au quartier de Collo qui englobait alors Chéraïa, Aïn Aghbel et Kerkera, puis, plus tard, Bessombourg devenu Zitouna. C’est là que j’ai découvert l’existence de Pierre Macaigne. Mes collègues du cinquième bureau, chargés de l’action psychologique, ont reçu, courant septembre, la mission de préparer une réponse à son article du 22 juillet. Ils étaient bien embarrassés, d’autant que plusieurs semaines avaient passé. Ils sont allés à Bessombourg, et ils ont constaté qu’il n’y avait rien à démentir. Ils disaient seulement que Pierre Macaigne avait passé quarante minutes sur place, en tout et pour tout, trois mois auparavant, et qu’il « exploitait le filon ». Je n’ai pas lu, à l’époque, cet article du 22 juillet : les photocopies n’existaient pas, et l’exemplaire dont on disposait n’a pas dû circuler beaucoup. Mais j’ai lu, au début du mois d’octobre, deux reportages où il était question du massif de Collo. Le premier a été publié dans La Dépêche de Constantine entre le 2 et le 5 octobre, sous la plume de Roger Gaudin. Le second est dû à Pierre Macaigne, et sa parution dans Le Figaro s’est échelonnée entre le 6 et le 11 octobre. Je les ai retrouvés à la Bibliothèque nationale de France et j’ai pu consulter, au Service historique de l’armée de terre à Vincennes, un dossier rassemblant des « coupures de presse concernant les réfugiés des camps de regroupement, 1959 » . Je voulais savoir ce que Pierre Macaigne avait écrit exactement et me faire une idée claire de la polémique qui a entouré le camp de Bessombourg. Contrairement à ce qu’on peut imaginer aujourd’hui, je ne voyais pas qu’elle ait entraîné la condamnation des regroupements de population. Je savais au contraire que, postérieurement à la révélation de la situation de Bessombourg, on avait regroupé systématiquement tous les habitants des douars du massif de Collo ; j’y avais contribué, je n’avais pas le sentiment d’avoir agi contre la loi ni de façon indigne, et je ne me souviens pas que la presse française se soit émue de la chose. Bref, je voulais retrouver les faits et l’état d’esprit dans lequel nous étions à l’époque. C’est le bilan de mon enquête que l’on trouvera ici.
Pierre Macaigne à Bessombourg.
La visite de Pierre Macaigne à Bessombourg sert de référence aux articles qu’il a publiés le 22 juillet 1959 , puis le 6 et le 7 octobre suivant. Si l’on se fie à ce qu’il écrit, il a vu les enfants, il est entré sous une tente où régnait « une chaleur fauve »; il a rencontré des militaires, le maire, le chef de la S.A.S. , le sous-préfet de Collo, et d’autres personnes dont il ne précise pas l’identité car il faut être « prudent dans le maniement des noms propres ». Il racontera cependant, le 6 octobre, la nuit qu’il a passée dans la ferme Genthon, sur les contreforts du Sidi Achour, près de Chéraïa, à quelques kilomètres de Bessombourg, et la conversation qu’il a eue avec ses habitants. Même en admettant qu’il ne soit pas resté plus de 40 minutes dans le camp proprement dit, comme on l’assurait à l’état-major de Collo, il a donc eu le temps de s’informer. Il fera aussi état, le 7 octobre, d’une visite à Tamalous où sont « resserrées » 12.000 personnes. « C’est pauvre, dira-t-il, mais rien de franchement scandaleux ».
A Bessombourg, en revanche, il juge la situation lamentable. Il est frappé, en particulier, de la maigreur et de l’air craintif des enfants. On lui a dit que les « Ziabra » qui y sont regroupés étaient « punis d’un certain mauvais esprit », mais aucun officiel, évidemment, n’a accepté de le confirmer. Pour le reste, les informations qu’il fournit sont essentiellement d’ordre statistique, ce qui donne à penser qu’il les tient de l’officier de la S.A.S. ou du chef de camp. 2.774 personnes sont regroupées dans 123 tentes, 57 gourbis et 47 maisons solides, soit plus de 12 par abri, en moyenne. Il y a 1.800 enfants dont certains ne peuvent aller à l’école faute de vêtements. On distribue 120 grammes de semoule par jour et par personne, et un litre de lait par semaine aux 250 enfants les plus pauvres. Pas de sucre, pas de pois chiches, pas de savon depuis un an. « Ce sont les militaires qui partagent leur ration avec les regroupés ». Mais on dit aussi qu’en « distribuant la nourriture au compte-gouttes, certains militaires sont absolument sûrs que la rébellion ne reçoit aucun ravitaillement ». Il ne s’agit sans doute pas des mêmes « militaires », mais on n’en saura pas davantage. Du reste, aucun haut gradé n’est cité. Le sous-préfet de Collo, quant à lui, n’a reçu aucun subside pour l’année en cours alors que des fonds existent au Gouvernement général. On apprend aussi qu’une équipe a été envoyée par le même Gouvernement général pour enquêter à Bessombourg, mais que son rapport est inconnu à Alger.
Lorsqu’on relit aujourd’hui ces articles, on est frappé de voir que la question de l’indépendance de l’Algérie n’est pas envisagée un seul instant. La nécessité « tactique » des regroupements n’est pas mise en doute : « On ne discute pas une nécessité : on la subit », écrira Pierre Macaigne le 7 octobre. D’ailleurs, ajoute-t-il, « Chaque fois que le village reconstitué s’est installé dans une région où vivre ne pose pas vraiment de problèmes insurmontables, c’est presque toujours une réussite » . La seule question posée est de savoir comment « aider Bessombourg ? » Les regroupés « sont des Français à part entière » écrit Pierre Macaigne, et si on veut les aider, il faut des « réformes solides ». Cela ne l’empêche pas, dans le post scriptum du même article, de reprendre à son compte, parmi d’autres, la suggestion de certains lecteurs qui proposent, « Pour aider Bessombourg », d’utiliser les sommes saisies sur les « fellaghas » collecteurs de fonds.
Bessombourg et la polémique sur les regroupements.
Le plus surprenant de tout, quand on a vécu là-bas en ce temps-là et qu’on y réfléchit bien, c’est qu’un journaliste du Figaro soit arrivé à Bessombourg en juillet 1959. Le massif de Collo n’était pas un lieu de promenade. On n’y accédait que par la mer, depuis Philippeville, à moins de profiter du convoi hebdomadaire de Constantine, et on n’y circulait pas sans protection militaire. Pierre Macaigne est muet sur les circonstances de son voyage. Au reste, pourquoi Bessombourg plutôt qu’un autre lieu ?
Dans son livre, La torture et l’armée, Raphaëlle Branche rapporte qu’il y a été accompagné par un membre du cabinet de Paul Delouvrier, Eric Westphal . D’après le témoignage qu’elle a recueilli auprès de lui, était l’ami d’enfance de Michel Rocard. Celui-ci, qui était alors stagiaire au Gouvernement général d’Alger, avait rédigé pour le Délégué général, Paul Delouvrier, à la fin de 1958, un rapport sur les conditions de vie des regroupés dans une quinzaine de centres créés par l’armée depuis 1956 ; il s’en était entretenu avec Eric Westphal, qui en avait lui-même informé un journaliste du Monde à la fin du mois de février. Le 11 mars, Marcel Thiébault, le correspondant particulier du Monde à Alger, annonçait qu’une réunion de travail devait se tenir le soir-même, sous la présidence de Paul Delouvrier, pour préparer des directives concernant les regroupements. Un mois plus tard, le 13 avril, il rendait compte d’une circulaire datée du 31 mars, où le Délégué général écrivait : « Dès réception de la présente note, aucun regroupement de population ne devra être opéré sans mon accord. J’indique dès maintenant mon intention de n’autoriser que les regroupements absolument nécessaires sur le plan militaire ou résultant de la volonté manifeste des populations elles-mêmes ». Le Figaro et L’Humanité reprenaient cette information le 17 avril. Le lendemain, samedi 18, Le Monde consacrait une demi page au rapport Rocard.
On découvrait ainsi que l’administration n’était pas en mesure de chiffrer le nombre de personnes déplacées par l’armée depuis 1956 mais jugeait « difficile d’admettre » qu’il soit inférieur à un million. Deux cent mille d’entre elles n’avaient plus de moyens de subsistance faute d’accès à leurs terres, et dans le meilleur des cas la perte de ressources était évaluée au minimum à 25 ou 30 %. En l’absence de statistiques, le rapport procédait par extrapolations parfois risquées. « Une loi empirique a été constatée, pouvait-on lire : lorsqu’un regroupement atteint mille personnes, il y meurt à peu près un enfant tous les deux jours ». Cette approximation redoutable n’était étayée que par deux exemples et le rédacteur précisait : « Cela ne vaut pas pour les regroupements du département d’Alger ». Certains journalistes en déduisaient pourtant, par simple calcul, sur une population globale d’un million, une mortalité de deux cent mille par an, soit 20 % de l’effectif. A quoi d’autres, tel le correspondant de l’Agence France-Presse, opposaient les exemples de Sainte Marguerite, Sidi Madani et Sahel, qui contredisaient effectivement ces évaluations, mais qui étaient inopérants puisqu’ils se trouvaient dans le département d’Alger. « Dans les camps d’Algérie des milliers d’enfants meurent… commentait Libération du 21 avril 1959, mais le reporter de l’A.F.P. n’y a vu qu’un Eden pastoral ». La presse se laissait entraîner vers la polémique, et la polémique en arrivait à masquer la réalité.
Pierre Macaigne avait pris position dans Le Figaro du 30 avril 1959 : « J’ai visité près de Blida les villages de regroupement », titrait-il. Après avoir qualifié de « fuite » la divulgation du rapport de la Délégation générale, il en minimisait les conclusions : « Sur un million de musulmans déplacés, affirmait-il, 400.000 vivent dans de bonnes conditions ; 400.000 sont insuffisamment installés ; 200.000 sont dans une situation précaire ». Il assurait que, « dans beaucoup d’endroits », la population était venue spontanément se mettre sous la protection de l’armée, négligeant les précisions apportées dans le rapport sur le « sens particulier » dans lequel il fallait entendre les termes « volontaire » et « spontané » : « Est volontaire le regroupement décidé en l’absence d’opérations de grande ampleur par l’unité responsable du territoire en cause. Dans ce cas en effet, davantage de précautions sont prises. Il arrive même parfois que des mechtas soient construites avant que la population ne soit concentrée. Dans ces conditions, l’avantage que trouvent les fellahs à suivre les consignes du commandement local permet de parler de spontanéité ». . Il racontait enfin ses visites à Sainte Marguerite, à deux kilomètres de La Chiffa, à Sidi Madani, au pied du marabout de Sidi Fodhil, et à El Sahel ; évidemment, ce n’était pas « le Gaumont-Palace », mais les équipements s’amélioraient progressivement et la confiance s’était établie entre la population et les officiers qui en étaient responsables. « La grande misère des villages de regroupement en Algérie ? concluait-il. Peut-être. Et même certainement dans beaucoup de cas. Personne ne songe à le dissimuler. Mais il ne faut pas généraliser, non ! Ce n’est pas l’horrible misère des réfugiés palestiniens parqués par l’Egypte dans la zone de Gaza. Un peu plus de pudeur et un peu de mémoire ! »
On l’aura compris, le circuit Sainte Marguerite, Sidi Madani, El Sahel faisait de l’usage. Au mois de juillet 1959, alors que j’étais élève à l’école d’officiers de réserve de Cherchell, je l’ai moi-même emprunté avec les cinq cents camarades de ma promotion. Il y avait au-dessus de notre caserne, à Bab el Rouss, un camp pitoyable qui s’était établi en quelques semaines et que le commandant de l’école, le colonel Bernachot, avait qualifié « d’ignominie » dans l’un de ses discours infinis ; on avait préféré nous emmener en convoi à El Sahel qui était, selon le rapport Rocard , « une des réalisations les plus satisfaisantes ». Sans doute nous proposait-on cet exemple en toute bonne foi. Il semble bien cependant que, mise sur la sellette par les révélations de la presse, l’armée avait allumé un contre-feu, organisé les visites où il fallait, et fourni sa version des choses. Pierre Macaigne, comme d’autres, avait donné dans le panneau : de son propre aveu, il était allé prendre certaines de ses informations auprès du 5ème bureau de Blida, c’est-à-dire auprès du service d’action psychologique de l’armée. Il défendait l’honneur de la France sans voir que l’administration civile, par ses enquêtes et ses décisions, tentait de regagner sur les militaires le pouvoir qui leur avait été abandonné deux ans plus tôt, sous la 4ème république .
La lutte était inégale. Le Délégué général cherchait des appuis dans l’opinion mais devait parfois emprunter des voies détournées. A la fin du mois de mai, le cardinal Feltin et le pasteur Boegner avaient lancé un appel commun pour venir en aide au regroupés. Selon L’Express du 31 mai, ils s’étaient concertés avec Paul Delouvrier qui « s’inquiétait de voir que, malgré ses consignes formelles, certains chefs d’unités [continuaient] à déplacer des populations rurales. » Il espérait « que l’envoi de volontaires par les associations caritatives » aurait pour effet « de mettre un terme à ces pratiques ». Avait-il les moyens d’une telle ambition ? L’idée prévalait que le terrorisme était illégitime, qu’il fallait protéger la population contre les attentats du F.L.N. et la soustraire à son influence. En tout état de cause, il était trop tard pour empêcher ce qui était fait. L’urgence était de rendre viables les regroupements qui avaient été créés. « Il importe que le problème soit posé dans ses termes propres, concluait le rapport Rocard : par suite des nécessités de la pacification, UN MILLION D’HOMMES, DE FEMMES ET D’ENFANTS SONT PRATIQUEMENT MENACES DE FAMINE ».
Tel est le contexte dans lequel Eric Westphal avait accompagné Pierre Macaigne à Bessombourg au début de l’été 1959. A-t-il cherché à lui ouvrir les yeux après l’éloge qu’il avait fait de Sidi Madani, El Sahel et Sainte Marguerite ? Ou à le ramener dans le camp de l’administration ? Selon Raphaëlle Branche, Paul Delouvrier jugea utile de prendre ses distances avec l’article du 22 juillet dans une lettre au commandant du corps d’armée de Constantine .
Mais le vin était tiré. Que ce soit l’effet du hasard ou de l’intention délibérée, l’article du Figaro a été publié au moment où une mission d’enquête sénatoriale arrivait d’Algérie. Cette circonstance lui a donné un retentissement considérable. Le Figaro du 23 rapporte qu’il a été évoqué au sénat, le jour-même, par les commissaires revenant d’une tournée d’inspection en Oranie et dans l’Algérois. Ils ignoraient le cas de Bessombourg, mais ils ont décidé d’intervenir auprès du premier ministre. Le journal revient sur le sujet le samedi suivant, le 25 : le président de la commission sénatoriale se défend d’avoir voulu cacher la situation de Bessombourg qui est à 500 km de la zone où ont été menées les investigations, et Le Figaro assure, en réponse, qu’on ne voulait pas désobliger les sénateurs ; il regrette simplement que la mission parlementaire n’ait pas pu visiter dans l’Oranais des regroupements analogues à celui de Bessombourg.
L’impact de la campagne de presse sur le devenir du camp de Bessombourg et du massif de Collo.
Il est difficile d’évaluer précisément le bénéfice que les regroupés de Bessombourg ont pu retirer de la campagne de presse menée en France. Roger Gaudin est allé, lui aussi, visiter le camp à la fin du mois de septembre, et il en rend compte dans La Dépêche de Constantine aux premiers jours d’octobre. Presque rien n’avait changé. A quelques variantes près, les chiffres qu’il donne le 2 octobre sont les mêmes que ceux de Pierre Macaigne au mois de juillet : il y a 3000 habitants, au lieu de 2774 ; ils sont logés dans 48 maisons, au lieu de 47, et 53 gourbis, au lieu de 57 ; il y a aussi des tentes, sans davantage de précision, ce qui confirme probablement le chiffre de 123 cité au mois de juillet. Il mentionne seulement qu’une distribution de vivres et de vêtements a été assurée par le Secours catholique et les œuvres sociales protestantes.
En dépit de ces médiocres résultats apparents, il est permis de supposer que la pugnacité du Figaro et l’intervention des sénateurs auprès du premier ministre n’étaient pas restées sans effet. Il est possible qu’on ait créé pendant l’été les conditions nécessaires pour transformer la situation de tout le secteur de Collo. En plus de Bessombourg, Roger Gaudin a visité les postes qu’on implantait au col du Melab, à Bou Noghra et à Bordj du Caïd. On avait déboisé des pitons pour y installer des troupes dans des endroits inaccessibles. Il annonce d’ailleurs, incidemment, que 1300 « musulmans qui avaient été regroupés à Bessombourg » retourneront sur leurs terres, près de Bou Noghra, avant l’hiver. Dans son troisième article, paru le 4 octobre, il assure que « la pacification du secteur de Collo s’accompagne de la remise en valeur des ressources économiques de la région ». Pour la première fois depuis quatre ans, on a mené « la campagne du liège », et « plusieurs millions de salaires ont ainsi été distribués ». L’usine de Collo a retrouvé son activité. Sous l’impulsion du colonel Vaudrey et du sous-préfet Delille, l’exploitation des mines de plomb et de zinc de Sidi Kamber « est poussée activement ». La presqu’île est un immense chantier où collaborent « l’armée et les pouvoirs publics avec l’aide des entreprises civiles ».
Tout cela, nous l’avions sous les yeux. Nous savions évidemment que Roger Gaudin, le journaliste de La Dépêche de Constantine, avait été guidé par le commandant du cinquième bureau de Collo et l’officier de presse de la 14ème Division d’infanterie, et qu’il avait bénéficié de l’hélicoptère Alouette du secteur. Cela n’empêchait pas que les balles de liège s’alignent sur les quais du petit port et qu’une collaboration étroite se soit établie entre le colonel et le sous-préfet. Ce secteur de Collo, réputé « pourri » ou « zone libérée » , selon le camp auquel on appartenait, on allait le mettre en valeur. C’est en tout cas ce que je voulais croire. Le général de Gaulle avait proposé l’autodétermination le 16 septembre 1959, au lendemain de mon arrivée. J’espérais que la paix allait se rétablir dans un avenir prochain, dans quelques mois, peut-être, mais à coup sûr, je le pensais, avant ma libération prévue pour le mois de février 1961… Je ne me faisais pas d’illusions excessives sur l’Algérie française ; je souhaitais que nous trouvions un accord d’association, mais j’étais prêt à accepter l’indépendance de l’Algérie. Il me semblait qu’elle pouvait se faire sans que nous y perdions notre honneur et sans sacrifier nos intérêts sur le long terme. Dans cette perspective, le travail que nous ferions resterait de toute façon acquis aux Algériens. J’y croyais d’autant plus sincèrement que je n’avais pas reçu de mission opérationnelle et que l’une de mes premières tâches a été de contribuer à la réouverture de l’école d’Aïn Aghbel. Assurer sur le long terme l’existence des regroupés, et plus généralement celle des habitants du djebel, en utilisant les ressources locales et en leur offrant des débouchés, apparaissait comme un objectif légitime. C’était ce que préconisait le rapport Rocard, et c’était l’objectif qui était affiché à Collo en septembre 1959.
Pierre Macaigne paraissait loin de cette actualité quand il a consacré un nouveau reportage à « ceux dont on ne parle pas » . Le 6 octobre, il faisait revivre le passé de la famille Genthon installée près de Chéraïa depuis la guerre de 1870, la ferme bâtie de la main des ancêtres avec les pierres cassées dans l’oued, le fils surpris par un berger inconnu dont le revolver s’était enrayé quand il avait tiré sur lui, l’embuscade contre le capitaine de la S.A.S., la nuit dans la chambre où étaient nés le vieux Genthon et ses dix sœurs, les aboiements féroces des chiens, son cœur battant… Le lendemain, il évoquait le fermier musulman qui s’efforçait de vivre, « pris en tenaille » entre les « rebelles » et les « soldats ». Les souvenirs emportés de Tamalous et de Bessombourg lui revenaient à l’esprit. Il revoyait la misère des enfants de Bessombourg, il se demandait s’ils passeraient « un troisième hiver sous les tentes » et s’exclamait soudain : « Quoi ! Nous ne manquons pas de « home d’enfants » en métropole. N’est-ce pas une occasion de montrer publiquement la solidarité entre les communautés, en affirmant ainsi que les paysans musulmans de Bessombourg sont vraiment « à part entière » ? Cette proposition de Pierre Macaigne, dans Le Figaro du 7 octobre 1959, paraissait tout simplement ridicule, vue de Collo. Comment pouvait-il imaginer de transporter en France, loin de leurs familles et de leur pays, des enfants déjà déracinés de leur djebel natal ? Il y avait là une affectation de générosité à bon marché qui manifestait surtout son ignorance des changements en cours, et le mépris d’une armée, dont nous faisions partie, et qui était confrontée à la réalité immédiate.
Cependant, nous étions en guerre. Les yeux rivés sur le terrorisme, nous ne comprenions pas que les Algériens étaient prêts à tout sacrifier, y compris leur développement économique, pour obtenir leur indépendance. D’où la terrible ambivalence des dispositions prises. L’aménagement du territoire était nécessaire dans un pays où manquaient les routes et le travail, mais il ne pouvait se faire dans l’insécurité, de sorte qu’il était étroitement lié à l’action militaire. Bien que Roger Gaudin n’en ait soufflé mot dans son reportage, nous avons appris bientôt, probablement vers la mi-octobre, que l’objectif était de regrouper toute la population de la presqu’île. Puis, au début du mois de novembre, les Réserves générales sont arrivées dans le massif . Les grandes opérations se sont alors déroulées de pair avec la création de nouveaux postes et de nouveaux regroupements. Le colonel commandant le secteur et le sous-préfet de Collo cherchaient ensemble les lieux où ils seraient implantés. Le Journal des marches du 75ème RIMA a enregistré leurs déplacements conjoints, parfois à plusieurs reprises pour un même site . Les endroits choisis devaient offrir des possibilités d’accès et de subsistance et se trouver aussi près que possible des zéribas . Il fallait aussi éviter la cohabitation de familles appartenant à des tribus rivales. Et tracer des pistes, buser des oueds, pour accéder aux sites retenus, fournir des tentes pendant la période de construction, parfois bâtir des magasins, payer les ouvriers qu’on embauchait pour ces travaux. Il y aurait de l’argent pour tout cela. Ce qui donne à penser que Paul Delouvrier, conformément à sa circulaire du 31 mars 1959, avait accordé les autorisations nécessaires.
C’est ainsi qu’en moins d’un an seraient regroupés la quasi totalité des habitants de la presqu’île. Dès la fin de l’année 1959, une quinzaine de postes nouveaux avaient été créés et une partie de la population de Bessombourg avait été renvoyée sur son territoire d’origine, sinon dans ses mechtas. C’était le cas de Oued di djebel où je suis allé en convoi, le 9 janvier 1960, avec le colonel et le sous-préfet, pour une distribution de vêtements envoyés par le Secours catholique. Les statuts prévoyaient que les distributions se fassent en présence de membres de l’organisation. Celle-ci n’avait peut-être pas les moyens de les envoyer de France. Quoi qu’il en soit, une section s’était constituée à Collo pour y suppléer. Malheureusement, les dames européennes qui en faisaient partie ont refusé de s’aventurer dans le djebel. Pour tourner la difficulté, la femme du sous-préfet de Collo, qui supervisait cette opération, avait décidé le colonel à envoyer un séminariste à leur place. C’est à ce titre que j’ai fait partie de l’expédition, ignorant complètement les espérances que L’Express du 31 mai précédent prêtait à Paul Delouvrier…
Un récit fragmentaire.
A la fin du mois, le 31 janvier 1960, exactement, Bessombourg a été rattaché au quartier de Collo. Je ne m’en suis pas occupé directement, si ce n’est de façon administrative et lointaine. D’après une de mes lettres, il y restait 1397 habitants à la date du 27 avril 1960. La population avait donc diminué de moitié.
J’ai deux autres souvenirs très succincts de Bessombourg devenu Zitouna. J’y suis allé une fois pourtant, le 15 juillet 1960, pour accompagner un journaliste de radio Luxembourg qui faisait un reportage sur la récolte du liège. Quelques semaines plus tard, le 3 août, j’ai représenté le quartier de Collo à l’enterrement de Monsieur Wey den Meyer qui dirigeait sur place la société des Hamendas et de petite Kabylie. Il avait été tué dans une embuscade sur la route de Chéraïa. Sauf erreur de ma part, j’étais le seul officier présent dans l’église de Collo. J’en ai été surpris. J’ai peine à croire que de plus hauts gradés ne pouvaient se rendre disponibles. La famille avait-elle demandé qu’il en soit ainsi ? Je suis incapable de le dire.
C’est une question parmi d’autres. Ce récit trop fragmentaire en pose davantage qu’il n’apporte de réponses à qui voudrait savoir ce qui s’est vraiment passé à Bessombourg devenu Zitouna. Puisse-t-il, tel qu’il se présente, inspirer d’autres témoignages, algériens et français, et contribuer à l’écriture de cette histoire enfouie dans les mémoires.